Les Effacées Conversation avec un critique d’art

– Voilà, ça commence comme ça, par un paysage de campagne, la Beauce, une terre sans limites, en hiver, des champs lourds, profonds, noirs… j’avais 6 ans, et c’était toujours en novembre, sous la pluie de novembre, le dimanche, en famille, nous allions au cimetière du village pour visiter nos morts. « Visiter nos morts », l’expression me dérangeait parce que moi, à 6 ans, j’avais pas de morts.
– Et pour un peu, vous en auriez voulu!
– Exactement, j’en aurais voulu. Des morts rien qu’à moi, des morts dont je me serais souvenus, dont j’aurais raconté l’histoire et sur lesquels j’aurais pleuré… dans ce petit cimetière de campagne, la déambulation de ma famille, entre silence et chuchotements, mes parents, mes oncles, mes tantes… regardez, ils arrivent, ils passent, ils savent où ils vont, ils reconnaissent les gens à leur tombe…
– Vous ne les suivez pas ?
– Non, moi j’ai mes tombes personnelles, celles de la partie Nord, venez, c’est à une centaine de mètres, sur la gauche, faites attention, la pluie, le chemin est boueux, nous y sommes, maintenant arrêtez-vous devant cette tombe et lisez le nom gravé dans la pierre.
– C’est difficile… il est effacé, recouvert par le temps, les mousses…
– Faites un effort, penchez-vous, lisez entre les mousses.
– Ce n’est pas si simple.
– Je l’ai bien fait, moi !
– Eh ! Vous aviez six ans !
– J’avais d’autant plus de mérite, je savais à peine lire.
– Bon, je me penche, ça glisse à cause de la pluie, mais je vois, non je ne vois pas, je devine… Marie… Rivière…
– Vous devinez très bien, maintenant sur votre droite, une autre tombe, s’il vous plait, lisez.
– Ros, Rose… la suite est trop dégradée.
– C’est un nom composé comme une musique, penchez-vous davantage.
– Rose…Marie, Rose-Marie Chagrin… une musique triste, tiens, là-bas, votre famille est partie, vous avez remarqué…
– Tant mieux, on sera plus tranquilles, on va descendre les marches, et ensuite…
– Dois-je vous rappeler que je suis critique d’art et non visiteur de cimetière !
– Un critique d’art est toujours, plus ou moins, un visiteur de cimetière .
– Oh ! Ca va, hein, les aphorismes…
– Stop! Vous allez trop vite, vous avez dépassé la tombe d’Amélie Regret, regardez, juste derrière vous.
– Amélie Regret… ah, vous avez vu, la pluie s’est arrêtée, mais là, j’ai beau me pencher, le nom est complètement effacé !
– Le nom est effacé mais pas les dates, 1895-1915, la très courte vie d’Amélie Regret, un fiancé mort à la guerre, l’étang n’était pas loin, ses jupes ont fait un bruit de froufrou quand elle s’est laissée glisser.
– Qui vous a raconté cela?
– C’est le village qui le dit… les villages savent tout ! A côté, l’autre tombe, le nom est effacé aussi, et aucune date, la pierre est muette. Dessous la pierre, elle n’a pas choisi l’étang, mais la bassine d’eau, la tête la première et le temps qu’il faut, comme personne ne connaissait son nom, le village l’a appelée : « Dimanche » parce que ça s’est passé un dimanche.
– On se suicide beaucoup dans votre cimetière…
– Non, c’est seulement ici qu’on se suicide, dans la partie Nord, à l’écart de ceux qui sont morts convenablement. Cette partie du cimetière s’appelle :« Les Effacées »
– A cause des noms qui…
– Oui, à cause des noms.
– Alors, à 6 ans, ce n’était pas la peine de savoir lire !
– Non, c’était pas la peine.
– C’est pour cette raison que vous veniez dans la partie Nord ?
– Oui, sûrement, au début… mais peu à peu l’endroit m’est devenu familier, comme si j’avais enfin trouvé mes morts, ou plutôt, mes mortes, une famille de femmes étranges, secrètes, un peu folles….
– Pas d’hommes ?
– Non, aucun, à six ans, l’homme c’était moi, moi qui veillait sur elles.
– Et ça a duré longtemps ces veilles?
– J’ai eu 7 ans, puis 8, puis 9, je venais presque tous les dimanches, en cachette de mes parents, et les grandes vacances, qui m’éloignaient d’elles, me semblaient interminables, j’avais peur, j’avais la hantise de la fosse commune , je m’imaginais de retour au cimetière lisant un avis placardé sur la grille :« Par décision préfectorale, les « Effacées » ont été transférées dans la fosse commune » j’étais arrivé trop tard ! Plus d’histoires, plus de traces, plus de corps, Marie Rivière, Amélie Regret, et les autres, toutes disparues définitivement, alors, devant cette image insupportable, savez-vous ce que j’ai fait?
– Comment le saurais-je ?
– Réfléchissez ! C’est un acte simple qui ne devrait pas échapper à un critique d’art.
– Et bien ça m’échappe !
– J’ai acheté un carnet à dessins.
– Pardonnez-moi, ça n’aurait pas du m’échapper… intéressant ce carnet, vous avez laissé faire votre imagination et dessiné vos effacées.
– Non, à 9 ans, c’était trop dur.
– Vous n’avez rien dessiné ?
– Si, j’ai dessiné l’eau, l’eau qui les avait recueillies, bercées, emportées, dessiné les ondes, les remous, le miroitement, et quand la Grande Moire s’est jetée du pont…
– La Grande Moire ?
– Oui, quelqu’un l’a vue, il a vu son corps de plongeuse, immense, droit, fuselé, transpercer l’eau … et plus rien… j’ai dessiné le « Plus Rien », cette eau plate, l’eau de sa mort… la Grande Moire est là, sur votre droite.
– Il n’y a pas de pierre tombale….
– Non, comme pour la Petite Veuve, juste à côté, 13 ans, veuve de personne, mais veuve d’elle-même, on n’a jamais retrouvé son corps, on a parlé d’un marécage, la boue, la glaise… il m’a fallu vingt ans pour oser dessiner, sculpter cette petite veuve.
– Il y a eu un déclic ?
– L’acier.
– L’acier ?
– Oui, la matière, ma matière… mais j’ai sculpté bien d’autres choses avant de sculpter ces femmes, je ne voulais pas les sculpter sans expérience – à la va-vite – histoire de les sortir de ma tête et qu’on en parle plus. Alors, j’ai attendu… un jour, il y a eu un tracé, une ligne, une simple ligne avec quelques marches de douleur, comme des hoquets d’enfants : c’était la Petite Veuve, elle venait de sortir de sa nuit, et reposait devant moi, calme, menue, impeccablement droite, ma première gisante… puis ce furent la Dame Blanche et la Mère Supérieure, elles sont arrivées au même moment, dans la même torsion d’acier qui m’a pris deux longs mois. Etrangement leur corps avait une pose identique, la Mère était simplement supérieure à la Dame – plus accoudée, plus dressée, plus redressée…
– Et leur histoire ?
– Le village l’ignore. Il dit qu’on les a découvertes dans une chambre d’auberge, endormies côte à côte, mais il dit aussi qu’elles ne dormaient pas, qu’elles ne dormaient plus, qu’elles attendaient, qu’elles guettaient… c’est leur attente obstinée que j’ai sculptée.
– Et si ces femmes n’attendaient rien, ne guettaient rien, si finalement tout ce que vous avait raconté le village était faux ?
– C’est sans importance puisque désormais tout est vrai. La Dame Blanche et la Mère Supérieure reposent dans mon atelier, sur leur stèle, sorties de l’ombre, comme la Grande Moire, Amélie Regret, et toutes les autres……
– Vous en avez sculptées combien?
– Neuf.
– Neuf ? J’en ai compté huit.
– La pluie recommence à tomber… vous ne la sentez pas ?
– J’en ai compté huit, il en manque une.
– Il faut y aller, le cimetière va bientôt fermer…
– Où est la neuvième ?
– Nulle part.
– Nulle part ?
– La neuvième n’est pas morte.
– Mais vous l’avez pourtant sculptée!
– Oui, je lui ai même donné un nom, Blanche, Blanche comme une page blanche.
– Un nouveau carnet de dessin ?
– Si vous continuez à me poser des questions, on va finir noyés…
– Ca, c’est de famille ! Bon, allez, je vous suis, c’est vrai qu’il pleut des trombes. Tant que je vous tiens, sur votre nouveau carnet de dessins, Blanche, dîtes-moi, c’est qui,
Blanche ?
– C’est moi.

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